En octobre dernier, Sylvain Tesson a embarqué sur le bâtiment multi-missions (B2M) Champlain pour une mission de ravitaillement de trois semaines sur les îles Éparses, dans l’océan Indien. À cette occasion, l’écrivain voyageur pour qui « un bateau est une projection de la pensée humaine dans une géographie immémoriale » a répondu aux questions de Cols Bleus.
COLS BLEUS :Quel est votre rapport à la mer ? Que vous apportent ces embarquements ?
Sylvain Tesson : Jusqu’à ce que le groupe des écrivains de marine m’octroie l’insigne honneur de m’accueillir en sa confrérie, j’avais un rapport lointain à la mer. Olivier Frébourg, directeur des Éditions des Équateurs, me parlait souvent de cette compagnie amicale et indéfinissable, fondée par Jean-François Deniau. J’avais bien embarqué comme mousse pendant un mois sur un chalutier breton, traversé l’Atlantique à la voile et j’avais bien rejoint la Terre de Baffin depuis le Groenland sur une goélette, mais mes expériences de navigation s’arrêtaient à ces aventures.
La plupart du temps, je voyageais par voie de terre dans des territoires continentaux, le Gobi, le Tibet, l’Himalaya où la mer s’était retirée depuis des millions d’années. J’avais essayé une fois d’atteindre les rivages de la mer d’Aral, mais les Soviétiques l’avaient asséchée ! En somme, à chaque fois que je convoitais la mer, elle se dérobait ! Puis, grâce aux écrivains de marine, j’eus le privilège de pouvoir embarquer à bord de la Jeanne d’Arc (sous le commandement du commandant Bléjean), à bord du Ventôse (frégate de surveillance commandée par le commandant Lebarbier), à bord de l’Améthyste (SNA), du Terrible (SNLE) en compagnie du commandant Chétaille qui partage avec moi un intérêt marqué pour le Premier Empire.
Dès lors, je compris que l’on éprouve sur l’eau une autre épaisseur du temps. En outre, ces embarquements m’amènent à côtoyer les équipages et pour moi qui ai le naturel solitaire et le penchant érémitique, c’est une expérience cruciale d’être mêlé aux hommes du bord pendant quelques semaines. La mer est un espace qui fut assez étranger à mon éducation. Quand j’avais annoncé à mon père que j’allais plonger à bord d’un sous-marin nucléaire, il m’avait dit : « Surtout ne touche à rien ! »
C. B. :Pourquoi avoir choisi en particulier la mission du Champlain aux îles Éparses ?
S. T. : Rien ne pouvait m’attirer davantage que ce nom d’Éparses. Je crois à la beauté des noms. Ils justifient un départ. Il y a une dimension littéraire dans l’affirmation de la souveraineté française sur des îlots perdus, en plein canal du Mozambique.
Penser que des soldats – légionnaires ou paras – lèvent chaque matin les couleurs devant des peuples de crabes et de tortues est une idée magnifique. Car la continuité de l’État se joue dans les symboles et demander à un détachement de vingt hommes d’assurer ces vieux gestes au milieu du néant océanique est un acte de haute portée poétique.
Le Champlain, commandé par le capitaine de corvette Michel Pethuisot, est un navire dont la polyvalence, la réactivité et l’autonomie me ravissent. J’aime l’idée de marins qui se voient chaque jour assigner un faisceau de tâches diverses, d’apparence antinomiques. Si le travail n’était pas aussi compartimenté dans la société civile il y a fort à parier que les choses iraient mieux.
C. B. :Quelle place accordez-vous à la Marine dans vos écrits ?
S. T. : J’ai certes écrit quelques nouvelles maritimes, mais ce sont des fragments, aussi épars que des atolls coralliens dans l’océan Indien. Pour l’instant, j’ai davantage tiré mon inspiration du cœur de continents traversés. Mais je ne désespère pas d’écrire un jour un livre sur la mer. Je raconterai peut-être ma traversée de l’Atlantique sur le bateau à voile d’Antoine Gallimard qui portait un nom prédestiné à toute forme de navigation : L’Imaginaire.
Si l’on considère les choses d’un point de vue géologique, il ne faut jamais oublier qu’on est toujours plus proche de la mer qu’on ne le pense. À chaque fois que je grimpe sur des falaises de calcaire, je pense que je me trouve sur les vieux fonds marins de l’ère secondaire, exondés lors des soulèvements tectoniques postérieurs. Je croise un fossile et je me dis : « Celui-là a vécu dans les grandes profondeurs et le voilà sous le soleil. » Souvent, la Terre est un fond de mer qui a pris l’air.
C. B. :Vous sentez-vous marin à part entière ?
S. T. : Je n’aurais pas cette outrecuidance. Deviendrait-on marin parce que l’on embarque ? On deviendrait alpiniste en montant dans un téléphérique ! Je me sens maritime, maritimisé, mariné dirais-je même, si cela n’était pas un vocabulaire de poissonnier.
Je dois faire l’aveu que parfois, le fait de porter les galons de capitaine de frégate de réserve me procure une gêne. Non point que je n’éprouve une immense fierté à les épauler mais parce que, vénérant le principe de la légitimité, il me semble ne pas mériter ces attributs.
L’amiral Loïc Finaz, poète, écrivain de marine et directeur de l’École de guerre à qui je m’ouvrais de ce malaise, me disait qu’il ne fallait pas que ces galons nous pèsent puisqu’ils symbolisaient et authentifiaient un attachement à la Marine, sérieux, solennel, fait de considération bilatérale et exprimaient le lien profond qui lie la littérature au monde maritime. Et puis, nous avons dans notre groupe de véritables marins : Isabelle Autissier, l’amiral Bellec, Jean-Michel Barrault, Patrice Franceschi…
C. B. :Quels sont vos projets au sein de la Marine ?
S. T. : J’aimerai embarquer encore et continuer à connaître ce ralentissement du temps, cet enfermement dans « l’espace ouvert », cette solitude en équipage, ce calme concentré, cette tension précise, cette passion turbulente des marins pour leur métier. Un bateau est une projection de la pensée humaine dans une géographie immémoriale. Embarquer est un privilège, un honneur, une joie.
C. B. :Avez-vous un mot pour les lecteurs de Cols Bleus ?
S. T. : Lisez de la poésie quand vous êtes en mission ! Quelques vers de Rimbaud pendant le quart, un couplet de Villon avant la ronde ou une grivoiserie de Verlaine au carré : rien de plus salutaire !
Propos recueillis par l’EV1 Pierre-Yves Flous
Un documentaire sur France Ô
La société Nomade Productions a produit un film documentaire de 90 minutes sur le séjour de Sylvain Tesson sur le B2M Champlain et sur les îles Éparses. Réalisé par Christophe Raylat, il sera diffusé par France Ô en septembre prochain.