À l’instar du Norvégien Amundsen, de l’Américain Byrd ou des Britanniques Scott et Shakleton, le Français Charcot (1867-1936) fait partie des figures les plus illustres du monde de l’aventure polaire et maritime du XXe siècle. Médecin de profession devenu officier de marine, Jean-Baptiste Charcot (1867-1936) a exploré sur son trois-mâts vapeur le Pourquoi-Pas ? aussi bien l’Antarctique que l’Arctique. En cet été 1936, celui que l’on surnomme le « Gentleman polaire » navigue justement le long de la côte orientale du Groenland.
Mardi 11 août 1936, la brume est à couper au couteau dans la baie de Kangerlussuatsiaq (Groenland). Un danger qui n’empêche cependant pas les marins du trois-mâts le Pourquoi-Pas ? d’appareiller en toute sérénité. Accoudé au bastingage, près de la passerelle, un homme est à la fois heureux, inquiet et sûrement un brin envieux. Propriétaire de ce voilier (armé par un équipage de la Marine) et « pacha » officieux(1), le commandant Charcot vient une nouvelle fois de rendre un fier service à Paul-Emile Victor, en le débarquant, lui et sa famille adoptive avec tout leur « barda » dans ce « Presquetout-à-fait-pas-grand-fjord ». C’est là que le jeune ethnologue a entrepris de vivre pendant une année entière, « seul » et sans TSF, au sein d’une famille eskimo(2). La belle aventure ! Celle des marins et des savants de Charcot va, quant à elle, se poursuivre le long de cette côte obstruée par les glaces une majeure partie de l’année. Première contrariété, le temps se gâte le 15 août et contraint le Pourquoi-Pas ? à se réfugier à Isafjord(3). Une escale forcée dont profitent les marins pour se ravitailler en charbon. La météo redevient heureusement vite plus clémente. Le voilier entame alors son exploration de la côte de Blosseville(4) complètement dégagée des glaces cet été-là. Les savants peuvent dès lors entreprendre leurs sondages. Mission accomplie deux semaines plus tard. Le trois-mâts fait route vers Reykjavik. Il faudra ensuite rejoindre fissa Copenhague où des réceptions officielles vont être organisées en l’honneur de Charcot sur le point de stopper à bientôt 70 ans sa carrière d’explorateur polaire et d’officier de marine. Le 30 août, la machine du trois-mâts vapeur fait des siennes. La chaudière est inutilisable. La faute au mauvais charbon embarqué à Isafjord conjuguée à l’état des machines poussives. Le Pourquoi-Pas ? parvient cependant à atteindre à la voile Reykjavik le 3 septembre. Les réparations dureront neuf jours et nuits. Le 12 septembre, les essais à chaud sont concluants. Le trois-mâts pourra appareiller d’ici trois jours si la météo l’autorise.
Un océan en furie
« Mer très belle, vent nul », d’après deux bulletins météo parvenus d’Angleterre et d’Islande. Décision est logiquement prise d’appareiller le 15 septembre le midi. À 16 h, la pluie commence à tomber drue. Le vent augmente violemment, le baromètre descend à pic. Le Pourquoi-Pas ? est pris au piège au cœur d’une dépression à caractère cyclonique. La visibilité devient nulle. Le compas est perturbé par des anomalies magnétiques. La dérive devient presque incontrôlable. Les marins font le dos rond face aux caprices de l’océan. À 3 h du matin le 16, le vent ne fléchit pas. La tempête devient ouragan. Le bateau roule et tangue dangereusement. La brigantine(5) est mise en loques. À 4 h 30, le mat de flèche d’artimon se casse entraînant dans sa chute l’antenne TSF. Toute communication avec l’extérieur est désormais impossible d’autant que l’état de la mer n’autorise aucune réparation, même de fortune. Quand l’aube survient, les marins découvrent avec stupeur devant eux des éperons rocheux à fleur d’eau que le temps très bouché leur avait jusqu’alors caché. Il faut déguerpir à toute vapeur mais la machine est à bout de souffle. Le trois-mâts ne manœuvre plus. Pire, il talonne à deux reprises et se couche sur tribord. Il est 5 h 15. Un bruit strident sort des entrailles du navire. De la vapeur jaillit subitement de la chaudière, la machine est définitivement hors d’usage. Une énorme vague balaye le pont, envoyant à la baille une vedette à moteur. Le bastingage sur tribord est brisé net. Un marin a été projeté à l’eau, un autre est grièvement blessé à la figure. Tout l’équipage est réveillé à la hâte, chacun doit capeler en urgence sa ceinture de sauvetage. À 5 h 35, le commandant donne l’ordre de mouiller, sur bâbord, puis sur tribord. La manœuvre échoue. L’océan est en furie, les vagues sont blanches d’écume. Dix minutes plus tard, le Pourquoi-Pas ? vient s’écraser sur un rocher, à seulement 1,5 mille de la terre. Les doris et les embarcations restantes sont mises à l’eau. C’est la panique à bord. Les marins s’affolent sauf Charcot qui demeure stoïque en passerelle. « Mes pauvres enfants ! », se serait-il exclamé. Le pacha prendra également le temps de libérer la mouette Rita, la mascotte du bord, qui prend son envol après une dernière caresse de son maître. L’eau pénètre désormais partout sur le bâtiment qui s’enfonce par l’arrière, forçant des marins à sauter à la sauve-qui-peut dans des embarcations déjà à moitié remplies d’eau. C’est la débandade.
Un naufrage médiatisé
L’océan est en furie. Parvenue à 30 mètres du bord, une doris coule à pic. Pataugeant dans une eau glaciale, Gonidec et Jaouen aperçoivent la terre et une maison lorsqu’ils sont sur la crête des lames. Malgré les encouragements du maître-timonier Gonidec, le matelot Jaouen ne peut suivre son patron qui rattrape le quartier maître Péron et sa bouée couronne. Les deux marins nagent désespérément vers une planche de débarquement qui les aidera à coup sûr à rejoindre la terre de plus en plus proche. « Au bout de cinq minutes, Péron devient violet, pousse deux ou trois «Hou, hou» lève les bras au ciel et coule immédiatement sous mes yeux. À demi conscient, j’arrive enfin à toucher terre où je m’évanouis », racontera Eugène Gonidec, l’unique survivant(6). Le bilan est édifiant : 22 « morts pour la France », 18 « disparus en mer » et un survivant. Les cérémonies funèbres et les hommages vont dès lors se succéder à Reykjavik d’abord, puis à Saint-Malo, port d’attache du Pourquoi-Pas ?, puis à Paris avec des funérailles nationales à Notre-Dame en présence des personnalités les plus éminentes de la République. « À l’image de sa vie, Charcot ne pouvait pas avoir une mort banale. Mais est-il vraiment mort ? Dans son ultime action d’homme de mer, il a basculé de la temporalité à l’éternité », aime à dire Serge Kahn(7), l’un de ses biographes. Le destin de Charcot n’a pas fini de briller, et ce même 80 ans après son naufrage.
Stéphane Dugast
(1) Parce qu’il a dépassé la limite d’âge (65 ans), Jean-Baptiste Charcot ne peut plus exercer un commandement à la mer, mais il continue d’être surnommé à bord « le pacha » compte tenu de ses antécédents et de son charisme.
(2) Lire Paul-Emile Victor – J’ai toujours vécu demain, Daphné Victor et Stéphane Dugast, Robert Laffont, 2015. Prix Eric Tabarly 2016.
(3) Ísafjör›ur (en islandais) : ville du Nord-Ouest de l’Islande.
(4) Jules Alphonse René Poret, baron de Blosseville, (1802-vers 1833). Officier de marine et explorateur disparu au large de la côte orientale du Groenland vers 1833, pendant une expédition menée à bord de La Lilloise, un brick de 8 canons.
(5) Voile aurique placée sur le mât arrière (mât d’artimon ou grand mât), très répandue dans la marine à voile car elle est très utile pour la manoeuvrabilité d’un navire.
(6) « Rapport sur les circonstances du naufrage du Pourquoi-pas ? » rédigé à Reykjavík, le 21 septembre 1936 par le maître timonier Gonidec à Monsieur le capitaine de frégate Marzin, commandant l’Audacieux.
(7) Jean-Baptiste Charcot – explorateur des pôles ; les documents inédits, Serge Kahn, Glénat, 2015.
Source: Marine nationale
Droits: Marine nationale