Né en 1901, fils de marin du commerce, Gabriel Bichon embarque, en janvier 1917, alors qu’il vient de fêter ses 15 ans, comme mousse à bord de la goélette de Granville La Victoire. Le 21 janvier, après avoir appareillé de Verdon, avec 400 tonnes de poteaux de mines pour le pays de Galles, un sous-marin allemand les contraint à piéger la goélette qui ne coule cependant pas après les explosions. Remorqué jusqu’au Verdon (avec une bombe coincée dans un filin !), le navire est sauvé malgré de graves dommages. Le sous-marin impliqué était le U52, qui avait coulé en mars 1916 le cuirassé Suffren, et dont le commandant, de mère française, se fit connaître pour sa bienveillance à l’égard des équipages français. Pour l’anecdote, le Kapitänleutnant Hans Walther était un homme énergique, au regard vif et ne portant pas de galons. Son second, l’enseigne de vaisseau Otto Cilliax, se distinguait par sa grande silhouette élancée et son caractère joyeux et volubile, lui-même francophone car fils d’une Suissesse romande. Il eut un brillant destin dans la Kriegsmarine : devenu amiral, il fut le maître d’œuvre de l’opération Cerberus qui exfiltra les Scharnhorst, Gneisenau et Prinz Eugen de Brest vers l’Allemagne en 1941, échappant à la vigilance des Britanniques. La conduite exemplaire des neuf hommes d’équipage de LaVictoire leur valut des récompenses du ministère de la Marine. Gabriel Bichon reçut avec six de ses camarades un témoignage de satisfaction.
Le sang-froid devant le danger
En août 1917, notre mousse embarque sur la Marthe Margueriteà Saint-Nazaire. Il témoignera par écrit de cette nouvelle expérience au combat :
« Nous quittons Saint-Nazaire cet après-midi ayant à l’avant le remorqueur qui nous dirige en rade des Charpentiers arrivés à très proche distance on commence à régler le tir des deux pièces de 57 se trouvant à l’extrémité arrière de la dunette avant que l’on prenne la mer. Dès que le tir fut achevé nous mouillons quelques instants puis voyant que le vent était favorable nous repartons sans délai continuant ainsi à nous éloigner de la côte le navire plongé dans une profonde obscurité car la moindre lumière aurait pu dévoiler notre présence. (…) Ce n’est que le (…) 19 date à laquelle (sic) je garderai un souvenir. La matinée venait de se passer dans le calme le plus complet lorsque soudain vers 2 heures et demi de l’après-midi nous apercevons à l’horizon d’un bleu une forme sombre paraissant être celle d’un sous-marin. Tout à coup l’on crie fort haut au poste de combat chacun son poste rapidement nous courons à l’arrière près des canons en regardant dans la même direction que la précédente. Je ne puis dire précisément la distance mais je l’évalue à plus de dix milles sans exagérer. On aperçoit un nuage de fumée, d’après le son c’était bien un coup de canon tiré à blanc par le pirate. Nous voyant dans l’impossibilité de riposter vu que nos pièces ne portaient qu’à cinq milles, nous avons pris immédiatement la décision de l’abandonner le plus vite possible car les coups se succédaient sans relâche et passaient à très faible distance du navire. À peine avions nous débarqué du bord qu’un obus venait de fracasser le rouf où logeait l’équipage évacué depuis quelques secondes, projetant des débris à une assez grande hauteur. Continuant son ravage il pénètre dans les flancs de tribord produisant un trou assez béant environ à 1 mètre de la ligne de flottaison et pouvant atteindre 1,30 m de diamètre. Il était grand temps que nous poussions du bord. Un retard de quelques minutes nous aurait certainement coûté la vie à tous (…). Les obus continuaient à pleuvoir dru comme grêle sur le malheureux navire abandonné depuis quelques instants mais néanmoins résistait aux coups. Nous autres restions impassibles devant le danger et nagions force de rame de manière à nous dérober aux obus qui auraient pu nous atteindre avant que le bateau sombre nous vîmes l’extrémité du grand mat ainsi que les huniers s’abattre sur le pont comme une masse (…).
Dès que la nuit vint nous avions tous les idées moroses de nous voir à plus de deux cent cinquante milles au large, en outre dans une embarcation surchargée par 21 hommes qui composaient l’effectif de l’équipage et dans des parages peu fréquentés. Il fallait vider l’eau continuellement et peu de place à se mouvoir (…).
La nuit nous parut très longue car le froid était intense, nous nous aidions mutuellement de notre mieux (…) ce n’est que le soir du lendemain 22 tous les vivres venaient d’être distribués et ceci nous inquiétait de plus en plus, nous étions à mi-jambe dans l’eau, on la vidait au fur et à mesure qu’elle embarquait. Vers 5 heures et demi le temps devenait sombre, tout à coup une éclaircie se fit, nous distinguons nettement la forme d’un vapeur qui se dessinait à une grande distance.
Dès sa vue les visages deviennent radieux le capitaine nous donne l’ordre de hisser le pavillon français immédiatement il se dirige vers nous et ne tarde pas à nous rejoindre (…). »
L'intrépide marin
Les naufragés sont recueillis à bord de l’Amiral Troudé mais ne sont pas pour autant tirés d’affaire. En effet, l’U-54, qui avait coulé la Marthe Marguerite prend pour nouvelle cible l’Amiral Troudé le 23 septembre. Le capitaine, Charles Néron, écrit ainsi dans son rapport : « C'est grâce à l'esprit de décision dont a fait preuve l'officier de quart, Monsieur Le Corre, que nous avons échappé à la torpille. Cet officier s'était muni de lorgnons noirs et a pu voir le départ et le sillage de la torpille dans le soleil. Il a aussitôt lancé le signal d'appel aux postes de combat. (…) Monsieur Le Corre est venu à deux reprises sur tribord. Le sous-marin a alors pensé que nous l'avions aperçu et a lancé sa torpille. La rapidité de la réaction lui a fait manquer son but.» Et Gabriel Bichon de conclure son récit : « Finalement nous lui avons brulé la politesse. Les jours suivants pas de changement».
Déjà attaqué trois fois par les U-Boote et naufragé deux fois en deux mois, Gabriel Bichon est le symbole de l’union et de la fraternité d’armes de tous les marins, réunis à l’époque sous la tutelle du même ministre. Il fut à ce titre l’un des plus jeunes combattants de la Grande Guerre. Il poursuivra ses embarquements sur d’autres voiliers marchands pendant de longues années. À 18 ans, il aura déjà doublé les trois caps, dont, évidemment, le Horn. De 1921 à 1924, il effectue son service militaire dans la Marine, notamment à bord du cuirassé Courbet, autre vétéran de guerre. En 1940, il participe aux convois de l’Atlantique et à la campagne de Norvège. À cette occasion, son navire, l’Enseigne Maurice Préchac, est cité à l’ordre de l’armée de mer et de la Royal Navy. Gabriel Bichon reçoit un diplôme du roi Haakon II : « A, au cours de la campagne de Norvège de 1940, participé à la défense de la patrie d’avril à juin 1940. La Norvège vous remercie pour vos efforts dans la lutte pour la liberté». Il est alors parmi les premiers à rejoindre les forces navales françaises libres. Le général de Gaulle lui écrira cette lettre manuscrite le 1er septembre 1945 : « Répondant à l’appel de la France en péril de mort, vous avez rallié les Forces françaises libres. Vous avez été de l’équipe volontaire des bons compagnons qui ont maintenu notre pays dans la guerre et dans l’honneur. Vous avez été de ceux qui, au premier rang, lui ont permis de remporter la Victoire ! Au moment où le but est atteint, je tiens à vous remercier amicalement, simplement, au nom de la France.»
Gabriel Bichon continuera de naviguer jusqu’en 1955. Il choisit sa mort comme il avait choisi sa vie. En 1971, veuf et se sentant devenir aveugle, il décida de mettre fin à ses jours. Il avait annoncé à ses proches : « Quand je ne pourrai plus ouvrir mon couteau, je mettrai ma cravate de chanvre. » Sa tombe à Pornic est entretenue par le Souvenir Français.
Ainsi vivent et meurent les grands marins.
Capitaine de frégate Benjamin Chauvet
Source : Forum 14/18 - Page d’histoire marine.