© B.CHOMEL DE JARNIEU - René Daveluy en 1909 à la Sude(Crête).
René Daveluy est l’auteur d’une œuvre stratégique considérable, mais souvent méconnue aujourd’hui. La Marine nationale a donné son nom au prix que le chef d’état-major décerne chaque année pour récompenser des travaux universitaires en sciences humaines et en sciences de l’ingénieur relatifs aux faits maritimes et navals.
En 1913, le contre-amiral de Kérillis, commandant la division navale d’Extrême-Orient relève que si le capitaine de vaisseau Daveluy « est de relation très agréable […], le charme ne se rompt que lorsqu’il s’arme d’une plume». Celle-ci était en effet si affûtée que la publication de ses mémoires dans la Revue Maritime, au milieu des années 60, dut être interrompue en raison des protestations qu’elles suscitèrent. Et pourtant, Daveluy ne réservait pas à ses pairs ses écrits les plus tranchants…
Une expérience opérationnelle au service de la réflexion stratégique
Né le 21 octobre 1863, René Daveluy entre à l’École navale en 1880. Il ne participe pas aux principales expéditions coloniales de la IIIe République. Il réalise toutefois deux campagnes à Madagascar (1884/1885 et 1886/1888), au moment où la France y débute sa pénétration, puis une autre en Extrême-Orient (1892/1894), peu après la fin de la conquête militaire de l’Indochine, un territoire qu’il jugera plus tard indéfendable face à l’expansionnisme japonais.
© B. CHOMEL DE JARNIEU - L’enseigne Daveluy en 1886
Le lien entre réflexion stratégique et compétences opérationnelles caractérise le parcours de Daveluy. L’homme est en effet l’un des rares officiers de sa génération à posséder une connaissance intime des trois dimensions de l’espace maritime. En surface, il suit un cursus très classique, ponctué de plusieurs commandements dont le plus prestigieux est celui du premier dreadnought français, le Courbet, pendant la Grande Guerre. Il participe également au développement des deux premiers submersibles de la Marine française (Gymnote et Gustave Zédé). Il joue un rôle majeur dans les expérimentations nécessaires à leur mise au point technique et contribue à l’invention du périscope. Enfin, il est l’un des pères fondateurs de l’aéronautique navale, après avoir lui-même appris à voler à 47 ans.
Un mahanien farouche
La Jeune École domine alors la pensée navale française et Daveluy en est l’un des adversaires les plus acharnés. Cette doctrine promeut le principe d’une guerre à outrance conduite à la fois par des flottilles d’unités légères et par des groupes de croiseurs : aux premiers, le rôle de protéger les littoraux et de briser le blocus traditionnellement instauré par les Britanniques depuis le XVIIIe siècle ; aux seconds, celui de s’attaquer aux navires marchands et aux côtes ennemies peu défendues. Dans une logique du faible au fort, il s’agit de frapper les lignes de communication de l’Empire britannique, véritable talon d’Achille de l’économie la plus emblématique de la mondialisation du XIXe siècle.
La manière dont Daveluy condamne cette théorie révèle une profonde divergence méthodologique dans l’étude de la stratégie navale. En opposition au paradigme réaliste de la Jeune École qui met l’accent sur les matériels existants pour formuler un système adapté au contexte de l’heure, il défend une méthode historique qui essaie d’expliciter les lois universelles du combat maritime. Selon lui, les objectifs des nations sont « indépendants, dans une certaine mesure, du temps et des armes ». Les progrès techniques ne doivent pas inciter à faire table rase du passé. Cette méthode historique prônée par Daveluy tend à dégager des principes à vocation intemporelle : l’offensive, la manœuvre, la concentration et la recherche de l’ennemi flottant. Ceux-ci doivent concourir à l’obtention de la maîtrise des mers par la bataille décisive entre escadres.
Ces thèmes sont caractéristiques du mahanisme alors en plein essor. Avec les futurs amiraux Darrieus et Castex, Daveluy acclimate les idées que le contre-amiral américain Mahan a popularisées dans The Influence of Sea Power upon History 1660-1783. Dans ses ouvrages, Daveluy se montre souvent plus nuancé que Mahan quant à la prépondérance du Sea Power. S’il prend ses distances avec les thèses du stratège américain, il ne parvient néanmoins pas à s’extraire de son paradoxe majeur : sa radicale inadaptation au cas français. La guerre d’escadre suppose la supériorité numérique que seules les puissances maritimes ou insulaires peuvent atteindre, car elles affectent tous leurs crédits militaires à la marine.
Les remises en cause de la Grande Guerre
Entre 1914 et 1918, les désillusions stratégiques des partisans de Mahan se succèdent. L’une des plus cruelles est la démonstration de l’efficacité de la guerre de course par les U-Boote. Daveluy a personnellement vécu les différentes facettes de cette guerre qui démontra les insuffisances d’un Mahan dont il s’est fait le propagandiste des thèses en France. Il est l’un des premiers à tirer les conclusions du conflit. Dès 1919, il admet que le cuirassé n’a pas répondu aux espoirs placés en lui avant les hostilités, qu’il est resté essentiellement passif, tout le poids de la guerre retombant sur les unités légères et les sous-marins.
Cependant, il ne sombre pas dans l’illusion technicienne qui proclame la supériorité de l’arme sous-marine et prône l’abandon des flottes de surface. Malgré le renouveau spectaculaire de thèmes proches de ceux de la Jeune École, Daveluy considère que les bâtiments de surface sont sortis vainqueurs de la confrontation. En dépit des rigueurs de la guerre sous-marine, les Alliés ont en effet réussi à assurer la continuité de leur ravitaillement.
© B. CHOMEL DE JARNIEU - Rencontre avec les futurs Alliés en 1909 à la Sude (Crête).
Retraite d’office
La plume de l’amiral Daveluy, particulièrement alerte à propos des questions stratégiques, est souvent très acérée à l’égard de ses camarades. C’est d’ailleurs à la suite de la rédaction d’un pamphlet dirigé contre le vice-amiral Lacaze, ministre de la Marine, qu’il est placé en non-activité en juillet 1917 pour être mis ensuite à la retraite d’office, à titre d’ancienneté de service, par un décret du 9 janvier 1920. La carrière de l’un des plus prometteurs officiers de sa génération était ainsi arrêtée à l’orée des hauts postes que ses mérites lui permettaient légitimement d’espérer.
Thomas Vaisset, agrégé et docteur en histoire Service historique de la défense