Médecin, alpiniste, marin et écrivain, Jean-Louis Étienne participe depuis plus de 50 ans à de nombreuses expéditions sous toutes les latitudes. Il est surtout le premier homme à avoir atteint le pôle Nord en solitaire (1986) et l’auteur de la plus longue traversée de l’Antarctique jamais réalisée (1989-1990). Infatigable défenseur de la planète, le Tarnais prépare une nouvelle expédition polaire d’envergure dans l’océan Austral. Rencontre avec un arpenteur de notre planète curieux et insatiable.
COLS BLEUS : Témoin privilégié de la fonte des glaces et du réchauffement de la planète, vous déclarez à ce propos que l’homme a ouvert la porte du frigo et que l’on va manquer de froid pour équilibrer la chaleur des Tropiques. Dites-nous en plus ?
Jean-Louis Étienne : Pour faire simple, la machine climatique c’est l’échange entre le froid des pôles et la chaleur que la Terre reçoit des Tropiques. Ces derniers sont en effet ensoleillés toute l’année, été comme hiver. Il y a d’ailleurs deux fluides : les courants atmosphériques, et les courants océaniques.
Il est incontestable que le froid est en train de s’affaiblir dans le Grand Nord. L’Arctique, en certains endroits, s’est ainsi réchauffé de 4 °C en 70 ans, ce qui est énorme, tandis que la planète s’est réchauffée de 1 °C en un siècle. Donc, ce qui constitue cet échange entre la chaleur des Tropiques et le froid des pôles s’est de facto affaiblit dans la mesure où le réchauffement en Arctique s’accélère. Il y a même un emballement.
Dans le même temps, en Arctique, le sol – que l’on appelle le permafrost, car il est gelé en permanence – fond sur plusieurs mètres, provoquant des dégagements importants de CO2 et de méthane.
Il y a dès lors un phénomène d’emballement accentuant les dérégulations climatiques comme des tempêtes tropicales devenant des cyclones plus rapidement et plus intensément. Tout cela vient de l’accumulation d’une masse d’eau chaude de l’océan. Autant de phénomènes qui donnent la fièvre à notre planète.
C. B. : Le récent rapport scientifique du GIEC(1), la multiplication de catastrophes naturelles dévastatrices, le retrait de Nations phares à l’accord de Paris sur le climat… Restez-vous optimiste malgré tous ces signaux négatifs ?
J.-L. E. : Je pense que tout le monde, citoyen ou politique, a désormais compris les enjeux climatiques. Parlons de la France, il n’y a pas une communauté de communes qui ne prenne aujourd’hui une décision en faveur du climat. Les industriels ont eux aussi compris l’intérêt de limiter les émissions d’énergie. Il y a indéniablement un mouvement en place mais il y a encore des frictions et des résistances. Par exemple les champs d’éoliennes en mer suscitent bien des débats et des controverses en France à l’inverse de nos voisins britanniques ou allemands. Il faut choisir et surtout se donner les moyens.
C. B. :Revenons aux mondes polaires. Vous préparez actuellement une expédition ambitieuse à bord d’un étonnant bateau : le Polar Pod. Racontez-nous.
J.-L. E. : Disons-le d’emblée : planté dans l’eau, le Polar Pod ressemble d’abord plus à un pylône flottant de 100 mètres de hauteur qu’à un fier navire de guerre ! C’est un vaisseau dérivant de 720 tonnes. Tracté à l’horizontal, l’engin de 125 mètres de long (hors-tout) emplira ses ballasts une fois parvenu à destination. Ces 150 tonnes supplémentaires feront alors basculer le navire de 90°. Devenu vertical, avec un tirant d’air de 50 mètres (hors-tout), le Polar Pod ne devrait pas gîter de plus de 5°, même dans la mer redoutable de l’hiver austral, et ce grâce à son lourd ballast. Cette idée du basculement n’est pas nouvelle puisque le Flip (FLoating Instrument Platform) ou plateforme flottante instrumentée existe depuis 1962 grâce à un institut océanographique aux États-Unis : le Scripps(2). Ce bateau est d’ailleurs toujours opérationnel. En me basant sur ce concept, j’ai conçu un navire pour dériver autour du continent Antarctique et évoluer au sein même du courant circumpolaire, en plein cœur de l’océan Austral, et ce par 50° de latitude sud. Vous savez, dans les « Cinquantièmes Hurlants », les conditions sont telles que peu de navires s’y aventurent à la mauvaise saison. Cette région est d’ailleurs aujourd’hui l’une des moins connues du globe, d’où l’intérêt de monter une telle expédition.
C. B. :Pourquoi finalement, l’océan Austral est-il si important à étudier pour la communauté scientifique ?
J.-L. E. : L’importance de cette zone est grande à plus d’un titre. Les trois océans – Pacifique, Atlantique et Indien – s’y rejoignent et y reçoivent de l’eau froide profonde. En refroidissant l’air qui circule au-dessus de lui, l’océan Austral influe sur le climat de la planète. Sur le plan océanographique, il reste de nombreuses études à mener, car, les biologistes ne savent pas tout des écosystèmes qu’il abrite.
En dérivant ainsi avec les masses d’eau durant plus d’un an, l’équipage de Polar Pod, constitué de sept personnes, pourra effectuer des analyses pour mieux comprendre les échanges océan-atmosphère. Ces mesures in situ serviront notamment à valider les données obtenues par les satellites. Les observations sous-marines permettront quant à elles des mesures – rares sur cette échelle d’espace et de temps – des courants, du plancton, des productions sonores des cétacés et de beaucoup d’autres données.
Ce projet un peu fou sur le papier est désormais devenu une opération internationale à laquelle participent aujourd’hui 52 institutions de 12 pays. C’est l’Institut français de recher-che pour l’exploitation de la mer (Ifremer) qui en est le maître d’œuvre. Après mon expédition, c’est d’ailleurs lui qui exploitera le Polar Pod, comme navire océanographique. Cela fait désormais des années que je travaille sur cette plateforme océanographique habitée. L’appel d’offres pour la construction va être prochainement lancé par l’Ifremer. La construction devrait ainsi démarrer dès l’an prochain. Les tests en série débuteront à l’automne 2021, au départ de l’océan Indien. La route est longue et semée d’embûches mais c’est ce qui fait le sel de toute aventure !
Propos recueillis par Stéphane Dugast
(1) Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) a été créé en 1988 en vue de fournir des évaluations détaillées de l’état des connaissances scientifiques, techniques et socio-économiques sur les changements climatiques, leurs causes, leurs répercussions potentielles et les stratégies de parade.
(2) Scripps Institution of Oceanography à San Diego. www.scripps.ucsd.edu
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Le site officiel de Jean-Louis Étienne : www.oceanpolaire.org/