Il y a trente ans, la Marine nationale déployait une véritable armada constituée autour du porte-avions Clemenceau pour faire face à la menace iranienne dans un contexte marqué par des actes terroristes. C’était l’opération Prométhée.
Durant la guerre Iran-Irak (1980-1988), les relations franco-iraniennes s’enveniment jusqu’à prendre la forme d’une quasi-belligérance. Par son soutien à l’Irak, à qui il fournit de l’armement moderne, le gouvernement français apparaît compromis aux yeux de l’Iran, d’autant plus qu’il entretient également un antagonisme avec deux de ses alliés, la Libye et le Hezbollah libanais. La France hérite alors du titre de « Petit Satan » aux côtés du « Grand Satan » américain et l’Iran lui répond par des actions terroristes : c’est le temps des journalistes français retenus en otage au Liban ou des attentats à la bombe dans Paris, en 1985-1986. Dans le golfe Arabo-Persique également, les Gardiens de la révolution islamique menacent le pavillon français en tentant à plusieurs reprises de dérouter des porte-conteneurs ou en conduisant, en 1986-1987, des attaques à la bombe ou au missile antichar contre des pétroliers. Cette confrontation atteint son paroxysme le 17 juillet 1987 quand Paris décide de rompre ses relations diplomatiques avec l’Iran.
Démonstration de force
C’est alors que la Marine nationale est engagée dans une spectaculaire démonstration de force au large des côtes iraniennes. Le 30 juillet, la Task Force 623 (TF 623), comprenant le porte-avions Clemenceau, quitte Toulon en direction du golfe Arabo-Persique. Cette décision s’accompagne de discours martiaux inhabituels, comme cette déclaration du président de la République François Mitterrand : « Toute agression contre un bâtiment français serait évidemment suivie d’une riposte légitime ». Le contre-amiral Le Pichon, commandant le groupe aéronaval, n’hésite pas non plus à adopter une attitude lourde de menace contenue, déclarant au sujet des forces qu’il commande que « le Groupe aéronaval est un bâton particulièrement efficace pour le Gouvernement, ne serait-ce que par la menace d’un coup bien envoyé à un moment précis et en un lieu précis ». On ne saurait être plus clair sur les intentions françaises.
Il est vrai que les forces placées sous le commandement opérationnel d’Alindien (le vice-amiral Jacques Lanxade, puis le contre-amiral Guy Labouérie, à partir de janvier 1988) sont particulièrement impressionnantes. La TF 623 se compose ainsi de trois Task Group : les escorteurs et frégates du TG 623.1 sont chargés de la protection des bâtiments marchands battant pavillon national ; le groupe aéronaval constituant le TG 623.2 a un rôle de soutien, de dissuasion et le cas échéant de rétorsion et les bâtiments de guerre des mines du TG 623.3 doivent sécuriser les voies maritimes, en particulier les approches du détroit d’Ormuz. En septembre 1987, 140 000 tonnes de bâtiments de guerre armés par 6 000 marins croisent au large de l’Iran, soit la plus forte concentration de forces navales réunies par la France depuis l’affaire de Suez en 1956.
Opération prométhée : des mesures exceptionnelles
Une telle force navale est bel et bien capable de faire face à toutes les menaces – avions, vedettes ou navires iraniens – et de riposter à niveau. Mais pour rester crédible dans l’accomplissement de sa mission, elle doit relever trois défis permanents. Le premier est d’assurer effectivement la sécurité du pavillon français. De ce point de vue, l’arrêt des attaques iraniennes qui suit la généralisation des escortes est un succès évident ; les navires français participent alors à la protection du trafic neutre, au-delà de la volonté initiale de Paris de limiter son implication. Ainsi, le 20 janvier 1988, la frégate Dupleix se porte au secours d’un pétrolier libérien qui essuie les tirs de trois vedettes iraniennes et fait cesser leur attaque par ses sommations. Enfin, les chasseurs de mines neutralisent neuf engins mouillés au large du port de Kor Fakkhan, dans des eaux très fréquentées par la navigation commerciale.
Le second défi est de maintenir une posture coercitive pour dissuader l’Iran de toute escalade. La menace française est rendue crédible par le marquage systématique des navires de guerre iraniens et l’interception des avions de patrouille maritime. Au total, le groupe aéronaval conduit huit patrouilles dans le golfe d’Oman pour préparer ostensiblement d’éventuels raids de représailles sur des bases iraniennes ou des installations offshores abritant les forces légères des Gardiens de la révolution islamique.
Le troisième défi, et non le moindre, est celui de la durée sur zone alors que nul ne peut prévoir la fin de cette partie de bras de fer militaro-diplomatique. L’engagement du porte-avions durant 415 jours et le ravitaillement d’importants effectifs à la mer (le pic de 140 000 tonnes de navires représente 40 % de la flotte d’alors) font de Prométhée un exploit logistique. Les équipages, éprouvés par la longueur de la mission sous des chaleurs extrêmes, sont soutenus par des mesures exceptionnelles telles que l’autorisation de prendre une permission par personne en France, l’envoi de renforts et l’instauration d’un cinquième quart.
Le 16 septembre 1988, quand la TF 623 rentre finalement à Toulon, elle peut avoir le sentiment d’avoir accompli sa mission : les otages français au Liban ont été libérés et des relations diplomatiques rétablies avec Téhéran. Dans le même temps, la fin de la guerre Iran-Irak apaise aussi les tensions régionales. L’opération Prométhée manifeste donc, une nouvelle fois, l’intérêt du porte-avions comme outil majeur de gestion de crise. Par l’ampleur des moyens déployés, sa durée et sa signification politique, elle reste la démonstration la plus éclatante de diplomatie navale coercitive jamais réalisée par la Marine.
Dominique Guillemin, Service historique de la défense